Les avancées technologiques se multiplient sans cesse. Tout est devenu plus intelligent. Agriculture, commerce, surveillance et même la livraison de biens connaissent des transformations. Et l’homme créa le drone. Un engin volant sophistiqué, léger et ultra pratique qui arrive à survoler de longues distances. Le cadre légal régissant les drones en Tunisie est différent des autres pays du monde. En effet, l’utilisation des drones est entravée par des autorisations spéciales, ce qui rend l’expansion de certaines activités économiques impossible. En conséquence, le marché des drones reste très restreint et peine à décoller.
En 2019, le marché des drones destiné au grand public était estimé à plus 4.9 milliards de dollars. Ce marché continue à représenter des perspectives de croissance inouïes. Et ceci, grâce à l’ouverture progressive des espaces aériens à travers le monde. Selon l’étude de la société Teal Group, ce chiffre sera amené à tripler pour franchir la barre des 14 milliards de dollars en 2028.
Clairement, le marché commence à évoluer de façon assez exponentielle, d’où la multiplication de dépôts de brevets pour des drones civils; qui ont augmenté de 77% depuis 2015, pointe la société américaine CB Insights. Dans sa dernière étude “The State of Drone Technology”, elle recense pas moins de 38 secteurs concernés par la future révolution des drones.
Et demain? Nul doute que la demande des entreprises pour des données plus qualitatives et à moindre coût va devenir un moteur de plus en plus efficace. De quoi faire évoluer les drones civils vers de nombreux secteurs non encore exploités.
Le premier grand constructeur de drones n’est autre que la société chinoise DJI. Fondée en 2006, elle a réalisé un chiffre d’affaires de plus d’un milliard de dollars en 2015. DJI a aujourd’hui un poids de 70% du marché mondial et se décrit elle-même comme “l’Apple du drone”. En 2015, la société DJI s’est installée dans la Silicon Valley pour lancer la première version de son SDK.
Son objectif ultime est de rejoindre le club des “GAFA”, acronyme de Google, Apple, Facebook et Amazon. Résiliante et ambitieuse, elle est la propriétaire de toutes ses technologies et ne fait partie d’aucun consortium. Elle commencerait même à être de plus en plus reconnue aux USA et elle est aujourd’hui partenaire des grandes industries comme Ford, Hasselblad, Walmart…
Plus d’une utilisation
Les drones commencent tant bien que mal à entrer dans les habitudes de consommation. On distingue deux types de drones selon leurs utilisations: les drones de loisirs et les drones professionnels. On remarque des différences au niveau des prix, des capacités et des caractéristiques.
Les drones pour débutants sont généralement de petites tailles et prennent la forme de mini-drones, mais également de micro et nano-drones. Destinés à la découverte de cette technologie, ils sont très faciles à manœuvrer et surtout très robustes avec des prix accessibles (à partir de 25 € sur des sites comme Amazon).
Puis viennent les drones avec une caméra intégrée. Ils permettent le choix et l’installation d’un capteur externe (GoPro par exemple). Sachant qu’en plus de donner de belles images stables et parfaitement fluides, certains drones caméras offrent également d’autres options très intéressantes comme le “Follow me” (littéralement “suis-moi”) où le drone suit pas à pas le déplacement du télépilote partout où il va ou encore le “Selfie” qui permet à l’utilisateur de se filmer lui-même avec son drone, sans l’aide de quiconque, en mode “Selfie”.
Il existe plusieurs manières de piloter un drone: soit en utilisant un retour vidéo via un écran intégré à la radiocommande, soit via un Skycontroller à utiliser avec un smartphone ou une tablette ou encore par télépilotage en immersion totale, grâce à l’usage d’une paire de lunettes de réalité virtuelle, aussi appelée lunette FPV. Le FPV racing, façon Star Wars, offre au pilote un degré d’immersion à couper le souffle.
Ces “oiseaux mécaniques” peuvent atteindre une haute altitude même si cela ne peut être vérifié puisque l’altitude maximale est limitée à 150 mètres. Ils sont aussi capables d’avoir une autonomie, c’est-à -dire un temps de vol maximal d’environ une demi-heure pour les drones à batterie et jusqu’à 5 heures sans charge et 3,5 heures avec une charge utile d’un kilo pour les versions hydrides mélangeant l’essence à l’électrique. Il est à noter que le record est aujourd’hui fixé à 289 km/h!
Cependant, comme tout bijou de technologie, les drones ont encore des points faibles qui restent à améliorer notamment la résistance au vent, surtout pour les modèles les plus légers, ainsi que la capacité qui reste relativement faible ce qui empêche l’utilisation des drones pour les livraisons conséquentes. En Tunisie, on n’en est même pas là .
Une évolution des mentalités qui tarde à venir
Ismail est un passionné de découverte: Entre la forêt et le désert, il y passe la majeure partie de son temps libre. Prendre des vidéos et des photos de ses roads trips est l’une de ses passions et notamment grâce au drone.
“La loi tunisienne est tout de même bizarre. J’ai ramené avec moi un drone de Paris. Mes bagages ont été vérifiés par la douane à l’aéroport et on ne m’a rien dit, il ne m’a pas été confisqué et on ne m’a pas dit que c’était interdit. Je le prends avec moi pour un trip dans le désert de Nafta et Tozeur. J’ai été surpris de voir la Garde nationale venir nous arrêter et le confisquer” relate-t-il, expliquant ne pas s’être renseigné sur l’usage des drones avant son achat.
Pour lui, il est normal de ne pas les utiliser près de zones sensibles comme des ministères ou des zones militaires, mais il ne pensait pas qu’il était également interdit de les utiliser en plein désert: “J’aurai compris si je l’avais fait voler près d’administrations ou d’habitations. Mais là , il y avait notre campement et rien à des kilomètres” regrette-t-il ne comprenant pas pourquoi son drone a été confisqué. “J’ai même appris plus tard qu’il a été détruit” confesse-t-il amer.
Ismail n’est pas un cas isolé. Ils sont nombreux à avoir témoigné à Gomytech leur amertume face cette situation. Chaker*, qui travaille dans l’évènementiel, a lui vécu le parcours du combattant pour obtenir une autorisation: “On nous l’a refusé 3 fois. La quatrième a été la bonne et je ne me l’explique toujours pas”.
Organisant des évènements pour des entreprises, il a voulu se positionner sur la prise d’image par drone dès 2015. Se renseignant sur le volet légal, Chaker y voit un parcours du combattant mais décide tout de même de se lancer: “Il faut une autorisation de 4 ou 5 ministères avec une paperasserie de dingue et des temps de réponse excessivement longs” déplore-t-il affirmant qu’il faut estimer 9 mois à un an pour obtenir une réponse, “qui n’est, bien sûr, pas motivée”.
Après 3 échecs, il obtient finalement son autorisation en mai 2019, juste avant une période idéale pour ses affaires: “Je ne sais pas pourquoi, elle a été acceptée cette fois-ci . C’est exactement le même dossier que les trois précédents. Peut-être que le succès gagné par notre société au fil des années a joué en notre faveur ou peut-être que l’un de nos clients est intervenu. Je ne le saurai jamais”.
Dans son secteur, seules quelques rares entreprises ont pu obtenir l’autorisation. Certaines utilisent des drones de manière illégale, d’autres font appel à lui pour sous-traiter cette prestation: “A la base, nos 2 drones devaient être destinés à nos évènements. Ensuite, on a été sollicité par de nombreux partenaires pour qu’ils utilisent nos drones, c’est devenu une prestation à part proposée par notre entreprise”.
Bien que la situation lui soit favorable, Chaker déplore le comique de la situation: “On peut acheter de bons drones de tournage pour 800 euros à la FNAC à Paris. Je trouve ça totalement fou qu’aujourd’hui, alors que dans le monde entier, les acteurs de l’évènementiel utilisent cette technologie, nous restons encore sous le diktat d’autorisations ministérielles contraignantes”.
Cependant estime-t-il, la situation commence à évoluer: “On en voit de plus en plus, surtout dans l’évènementiel. Je ne saurais pas vous dire si tous ont une autorisation ou pas mais disons que l’on voit une moins grande sévérité dans l’octroi d’autorisations. Parfois, les collectivités locales elles-même appuient les demandes de certaines entreprises ou certains particuliers lors qu’il s’agit d’un travail de mise en valeur de la région ou qui génère des revenus pour celle-ci. Cela prouve que la mentalité de l’administration commence à changer”.
La nécessité d’une autorisation
Le cadre légal applicable sur les drones actuellement en Tunisie est l’arrêté des ministres de l’Intérieur, de la Défense nationale, de l’Équipement et de l’habitat, du Transport et du Tourisme et de l’artisanat du 6 avril 1995, relatif aux activités aériennes touristiques et publicitaires en vue d’effectuer des travaux de photographie ou de cinématographie aérienne.
Ledit texte interdit à toute personne de survoler le territoire de la République pour prendre des prises de vue à des fins personnelles ou commerciales sans être munie d’un permis nécessaire après accord de différents ministères.
“Les démarches administratives prévues par cette loi sont très complexes et découragent toute personne à investir dans une industrie de construction ou d’exploitation de drones” explique à Gomytech Chiheb Ghazouani, avocat spécialiste en TIC.
Pour être conforme à la loi applicable actuellement, toute personne ne voulant pas être accusée d’avoir commis des actes passibles de sanctions pénales doit être munie d’une autorisation octroyée selon les conditions requises par la loi. “Le régime des autorisations est une forme de contrôle préalable exercé par l’Etat afin d’empêcher l’utilisation illégale des drones” estime-t-il avant de poursuivre: “En tout état de cause, une loi ne peut pas arrêter les criminels car ces derniers agissent toujours dans l’illégalité et en dehors des lois. Un cadre réglementaire restrictif n’a donc aucun effet sur la criminalité. Au contraire, dans beaucoup de situations, il l’encourage! La mise en place d’une loi sur les drones profiterait essentiellement à ceux qui ont recours aux drones dans l’exercice de leurs activités professionnelles”.
Interminable bureaucratie
Pour faire la demande d’autorisation, c’est un parcours du combattant destiné à décourager l’intéressé. L’arrêté a été promulgué en 1995 dans des conditions où les aspects sécuritaires étaient privilégiés sur les aspects techniques et touristiques. Il faut d’abord s’adresser au ministère concerné par l’activité (ministère de l’Industrie ou bien du Tourisme) qui passera ensuite par 4 autres ministères: celui de la Défense, de l’Intérieur, de l’Equipement et de l’Habitat et enfin, celui du Transport.
Ensuite, il faut une homologation du Centre d’Etudes et de Recherche des Télécommunications en justifiant la nature de l’activité en plus d’autres formalités administratives.
La demande d’autorisation doit comporter une demande mentionnant la nature de l’activité, un imprimé de permis de prises de vues aériennes conforme à l’activité demandée, le moyen de transport aérien, l’identité de l’équipage de l’aéronef et des opérateurs, la période et le programme de la mission, les spécifications techniques du matériel utilisé et la limitation sur un plan de la portion du territoire qui serait photographiée.
“Une fois cette démarche accomplie, une autorisation peut être accordée pour un mois. Si on comptabilise les différentes démarches, vous devez attendre au moins 6 mois pour obtenir une autorisation qui ne pourra durer qu’un mois. C’est insensé et anachronique” a martelé Chiheb Ghazouani.
Quelles sanctions?
Selon l’avocat, la principale sanction encourue en faisant voler un drone sans autorisation est la confiscation du matériel en application de l’article 15 de la loi 1995 susmentionnée. Ainsi, toute personne survolant le territoire tunisien sans avoir obtenu un permis spécial de prise de vue ou autre activité aérienne est obligé de remettre aux agents chargés de la sécurité aérienne, les appareils, les photos et les films. D’autres sanctions peuvent s’appliquer car des poursuites judiciaires sont prévues lorsqu’une zone militaire est, par exemple, survolée.
Un cadre juridique spécifique aux drones existe…dans les tiroirs de l’ARP
Cette situation a poussé les différents intervenants à réclamer un cadre juridique spécifique applicable aux drones. Dans ce cadre, un projet initial relatif à l’utilisation des aéronefs télépilotés a été finalisé mais n’a pas encore été approuvé.
“Il est légitime de penser que nous accusons un retard lorsque nous voyons que les drones sont vendus dans les magasins de jouets partout dans le monde” regrette Chiheb Ghazouani. Ce retard dans l’adoption dudit texte juridique, aujourd’hui, dans les tiroirs de l’Assemblée des Représentants du Peuple, est dû à plusieurs raisons selon lui.
Il existe d’abord, une absence de volonté politique. En effet, les autorités tunisiennes sous-estiment l’importance de l’adoption d’un tel texte et ses bienfaits sur la communauté des entrepreneurs.
Ensuite, les autorités tunisiennes lient le drone au danger sécuritaire, et plus particulièrement au terrorisme, ce qui rend à leur yeux l’utilisation du drone une question délicate et un sujet à controverses.
Enfin, le retard pourrait être dû au manque de coordination avec les différents départements ministériels, la société civile, les entrepreneurs issus du secteur des technologies, de l’industrie du cinéma et les experts en la matière.
Ce projet de loi relatif à l’utilisation des aéronefs télépilotés vise à répondre aux besoins du marché tunisien. “Il ne spécifie pas les secteurs concernés mais prévoit plutôt les règles d’utilisation de l’espace aérien. Le premier secteur qui pourrait en bénéficier est le secteur de l’industrie technologique. La production de drones 100% tunisiens est tout à fait possible et souhaitable. Elle ouvrira des marchés dans le local et vers l’export” poursuit l’avocat.
Le secteur de la production cinématographique et audiovisuelle serait aussi un grand bénéficiaire. Bien des tournages ont été rendus très difficiles ou interdits et délocalisés au Maroc du fait du retard accusé par la législation. Enfin, l’agriculture moderne a besoin de robots et de drones, sans compter qu’ils peuvent être utilisés dans le secourisme,  l’urbanisme et même le “delivery”.  Cette loi serait donc la bienvenue.
*Chaker est un nom d’emprunt, notre interlocuteur ayant souhaité témoigner sous couvert d’anonymat.