Comment seront nos entreprises, nos écoles et surtout nos civilisations, dans 100, 50, 20 ou 10 ans? Peu ou pas de clairvoyance en mesure d’y répondre avec justesse. Toutes les suppositions seront accompagnées d’une chance quasi nulle d’aboutir. Il nous aurait été plus facile de spéculer sur cette question si nous étions au premier ou au second millénaire de notre époque. L’évolution y était encore à un rythme humainement perceptible. Aujourd’hui, la célérité avec laquelle le monde se numérise est vertigineuse. Les quantités de data récoltées et les capacités de calcul et d’autonomie des systèmes intellibots font que nous, humains, sommes dépassés par les évolutions et que nos facultés deviennent de plus en plus simplistes, rudimentaires et naïves comparées à ce que le numérique est en mesure de réaliser.
Ces évolutions de moyens engendreront systémiquement des évolutions d’objectifs. Et dans la nécessité de les appréhender la façon d’apprendre et de former mutera nécessairement. Mais comment ? En se digitalisant aussi ! certes, Mais comment ? Avant d’aller plus loin, accordons nos violons sur le concept de digitalisation du monde académique. Aujourd’hui mille et une conceptions apparaissent et on entend toute sorte de définition et de redéfinition. Les établissements d’éducation parlent de digitalisation de l’enseignement par la simple exposition de leurs professeurs face à une caméra partagée sur une plateforme type Zoom. Dans ce cas précis on devrait plutôt parler de “Zoomification”. En effet, donner un cours face à une caméra est très loin d’être une digitalisation dans le sens noble du terme. Disons plutôt distanciation de l’éducation surtout dans le cas d’un prof local donnant un cours à des étudiants locaux. Conséquemment, rappelons ou définissons explicitement la digitalisation : “Digitaliser un processus revient, par essence, à y raréfier l’intervention humaine. Réduire son interventionnisme le plus rudimentaire, comme exécuter de simples taches, au plus sophistiqué, comme faire appel à son esprit critique, sa capacité de synthèse, son imagination ou à son intelligence”. Tout autre chose qui sort de cette définition est à mon sens soit de la simple automatisation des processus ou de la “télé-action”.
La digitalisation de l’éducation partant de la définition précédemment citée nous conduirait immanquablement vers la disparition du professeur dans sa définition originelle. Depuis des millénaires, le professeur humain s’appuyait sur ses deux monopoles ancestraux. Le premier étant lui l’unique détenteur de la connaissance qui se transmettait substantiellement en peer-to-peer. Le second étant l’espèce la plus habile à former, à initier et à transmettre sous la forme la plus ludique, la plus progressive et la plus adaptée aux autres espèces. Le premier monopole vient d’être aboli. En effet, avec l’avènement de l’Internet, de l’alimentation globalisée de données, et de l’open source avec sa culture du partage de la connaissance tout est devenu accessible, tout est devenu possible et les projets humains sont devenus amphigouriques. Quant au second monopole, un peu plus complexe et très propre à l’Homme, s’érode au fur et à mesure que le temps avance. Le temps nécessaire d’accumulation de suffisamment data d’apprentissage et d’intelligence.
L’intelligence de nos terminaux (téléphones, montres, écouteurs, écrans …) ou celle qui est derrière est plus à même de nous connaitre et de comprendre nos aspirations personnelles ou professionnelles, nos instants de captation, de distraction, de motivation et d’abnégation. Elle est en mesure de nous fournir du contenu, de l’accompagnement modulé selon nos prédispositions et disponibilités qu’elles soient physiques et/ou psychiques. Elle est surtout aussi capable d’évaluer notre progression en temps réel. Plus besoin d’aller dans un centre d’examen pour valider nos acquis. Et d’adapter l’ensemble du parcours pour atteindre les “outcomes” escomptés à des jalons bien précis. A terme, même la mise en situation réelle, le choix du stage, de l’entreprise et de la candidature se feront automatiquement sans que l’intéressé en soit conscient avec la phase d’autonomie d’acceptation.
L’évolution entamée des universités depuis l’accord de Bologne dans la formation par module ou par crédit s’accommode convenablement à ce nouveau contexte. En effet, plus besoin de faire des chemins linéaires et contigus de formation. Dans la durée, il nous sera possible de devenir ingénieur à des durées variables selon les protagonistes. Tout simplement en accumulant des crédits dans une durée à priori indéfinie, il nous sera possible de devenir technicien spécialisé, médecin, avocat ou autre. Il suffira de cumuler à son rythme les crédits nécessaires pour obtenir son Bitgrad, une valeur cryptographique équivalente à un diplôme.
Un jour nos enfants ne seront plus obligés d’aller à l’école dans sa conception actuelle. Depuis chez eux, ou dans des espaces de jeux tout au long de leur parcours de vie, ils devront cumuler des crédits ou des bitgrads. Ces derniers ne s’obtiennent plus en ayant le professeur en face dans une salle renfermée à des endroits précis. Mais plutôt en jouant, en achetant, en regardant, en lisant, en écoutant, en bougeant, en touchant, en parlant, en partageant… Ces acquis digitaux leur permettront d’évoluer dans les choses les plus élémentaires de la vie. Tel un jeu, pour pourvoir avoir accès à des niveaux supérieurs, ils devront acquérir un certain nombre de crédit seuil. Ainsi, d’étoile en étoile, ou de bitgrad en bitgrad, leur évolution académique se dessinera. Des groupes autonomes de jeunes seront créés dans lequel le partage d’expérience sera primordial et “bitgradé”. Ainsi, la pédagogie en peer-to-peer sera à nouveau mais différemment installée. Des contenus sous différentes formes vidéo, audio ou 3D seront conçus et auto-réalisée par une intellibot pour une formation spécifique.
C’est compliqué d’imaginer l’avenir de l’éducation avec l’avènement de la puissance du digital et de l’intellibot. Jusqu’à aujourd’hui nous nous sommes usés à l’obsolescence des technologies. Sauf qu’aujourd’hui c’est à un rythme inhumain. Nous n’avons même pas le temps de profiter de la puissance d’une techno qu’une nouvelle version encore plus puissante, plus ludique et plus intelligente est déjà entre nos mains. Enfin, depuis la nuit des temps, nous nous sommes habitués à renoncer aux capabilités humaines au profit de la machine. Cependant, sommes-nous prêts à concéder l’intelligence ?