Depuis environ 30 ans, l’université fait face à de virulentes critiques d’ordres économiques, culturelles et sociales. Elle, qui autrefois été adulée de tou(te)s car elle offrait assurance, certitude, emploi, prestige et espoir à qui avait la chance d’y être accepté(e), fait aujourd’hui face à des questionnements remettant en cause sa raison d’être.
Ces critiques sont pour la plupart légitimes. Elle coûte trop chère manquant d’efficience, avec une fragmentation permettant peu d’économies d’échelle. Colosse au pied d’argile, elle n’arrive pas à se réformer, servant encore trop souvent des intérêts divers et variés. Sa bureaucratie la paralyse. Elle a du mal à adapter sa recherche, à bien rémunérer ses enseignants, à leur permettre de se former. Par-dessus tout, elle a rompu son contrat avec la société qui ne voit plus en elle la voie de l’espoir. Aujourd’hui, c’est elle qui génère le plus de chômeurs ayant couté trop chers aux étudiant(e)s, à leurs familles, aux gouvernements et aux sociétés qui grondent. Pire encore, elle est de plus en plus comparée à ces modèles d’éducation plus innovants, plus hype, plus efficients, ces Holberton School, ces OpenClassrooms, ces GOMYCODE, ces RBK Tunisia… flambant neufs avec leur moteur rutilant, leur rapidité, leur adaptation aux fameuses compétences du 21ème siècle. Ces derniers la font pâlir d’envie. Ces derniers sont agiles, régis par les lois privées, offrant des formations courtes et certifiantes, un apprentissage “hands-on” comme on aime à dire. Ils sont flexibles, offrant une réponse simple et efficace aux besoins d’une demande de plus en plus volatile, à une technologie dépassant bientôt la vitesse de la lumière, à des jeunes différents, blasés, voulant aller plus vite, qui s’ennuient rapidement et qui devront sans doute embrasser plus d’une carrière au cours d’une vie professionnelle pouvant durer plus d’un demi-siècle.
Depuis les années 90, le verdict est tombé et cette université est condamnée de facto. Malgré ses efforts, ses MBAs, ses innovations pédagogiques, il semblerait que la perception qu’on a d’elle s’est définitivement assombrie. Mais, juste avant que le couperet tombe, une dernière question: Mais quel est donc le rôle du condamné? Quelle était sa mission?
Historiquement, son rôle était tout autre.
L’université avait pour rôle d’être un lieu sacré d’accumulation et de transmission du savoir, une sorte de laboratoire géant à ciel ouvert ou l’espace de quelques années, les étudiants grandissaient, apprenaient pour comprendre, sans arrières pensées, sans inévitable quête de premier job, du moins pas maintenant, pas tout de suite. L’université était un antre d’élévation de l’intellectuel, une halte à la fontaine du savoir où l’on venait s’abreuver, s’ouvrir l’esprit, se discipliner, se confronter au débat, à la science et s’adapter aux besoins sociétaux.
L’université était rempart de la connaissance et du questionnement, du raisonnement et du débat nourrissant l’esprit critique et l’opinion raisonnée. Elle permettait de créer un peu plus qu’un simple employé, mais un citoyen moins ordinaire, sans doute moins dangereux, doté d’un esprit critique, capable d’interroger et de questionner les sociétés, les politiques, les décisions et de perpétuer ce même savoir dans sa nature la plus noble. Elle permet ainsi de construire les personnalités et un capital culturel, mais aussi de préparer les individus pour qu’ils deviennent des citoyens loyaux capables de résistance sociale, des hommes “libres” moteurs de développement social (Sen, 1999).
La mission de l’employabilité a été ajoutée à l’université bien plus récemment.
Sa mission traditionnelle d’enseignement et de recherche a été ultérieurement complétée par une mission d’engagement dans le monde socioéconomique, de partenariats avec les entreprises et d’employabilité. Cette mission a été poussée par les pays anglo-saxons et adoptée progressivement avec un effet domino: UK, en 1997, en France avec la loi de l’insertion professionnelle du 10 Août 2007, l’OCDE an 2008, la Banque Mondiale en 2010, l’UNESCO en 2012…
Quel verdict?
Et si l’université avait été cette mère porteuse de vie à qui l’on demandait pourquoi sa progéniture n’avait pas réussi. Le rôle de la mère n’est-il d’enfanter, de nourrir, de responsabiliser, d’entamer le dialogue, d’offrir un espace d’expression, d’aimer, d’ancrer la confiance…Et si l’université avait purement et simplement ce même rôle. Et si c’est justement ce nouveau rôle dans lequel nous cherchons à la confiner qui la rendait tout d’un coup plus maladroite. Et si le modèle le plus satisfaisant était justement un peu plus complexe, incluant des entités répondant à des missions différentes. Et si l’éducation supérieure avait besoin d’une coexistence avec des formations parallèles adaptables qui sont celles de l’emploi et du consommable. Ces dernières complémenteraient l’université de base sans s’y substituer.
J’imagine déjà la question d’après: et donc, que dois-je faire? Offrir mon enfant à un avenir incertain? Offrir des années de vie à la simple éducation?
Voici une autre forme de réponse: imaginons un instant que cette université que nous voulons enfanter finissait par voir le jour, créant enfin des employés aux compétences spécialisées, efficaces, agiles, employés à leur sortie. Mais alors quels individus créeraient-t-elles? Est-ce de ces individus que nous souhaitons doter ce 21ème siècle, qui d’entrée s’avère si complexe? Est-ce ce citoyen que nous souhaitons voir structurer nos lois, nos cultures, nos décisions stratégiques, notre futur, nos principes, notre esprit et le futur des générations à venir?
L’université aujourd’hui rappelle le poème de Baudelaire sur cet albatros, prince des nuées qui, tout à coup, déposé là, sur les planches du bateau de l’emploi, maladroit et honteux, a des ailes trop grandes qui l’empêchent de marcher.